Chapitre 2 – Paris Gare de Lyon

Paris Gare de Lyon, quai 15, jeudi, dix-huit heures trente-trois, le train pour Marseille va se mettre en route d’une minute à l’autre. Comme à son habitude, Frédéric avance sur le quai, chargé de bagages, un sac à dos rempli de dossiers papier et de son ordinateur ; un sac « Ben » en toile noire, plus léger, placé en bandoulière contenant ses affaires personnelles. Il s’apprête à monter dans la voiture cinq.

Bien qu’usuel, ce retour est toujours source de plaisir pour lui. Il aime retrouver le sud – ce nouveau « chez-lui » -, avec la lumière et la mer. Et il est aussi content de venir régulièrement sur Paris pour des durées courtes d’un à trois jours. Les trois heures et vingt minutes de trajet sont l’occasion d’avoir un temps pour lui – lire, traiter les questions en attente, trouver des solutions, mais aussi fermer ses paupières, rejoindre la voiture-bar, se mettre au courant de l’actualité du jour. C’est là un rythme différent, plus paisible, à sa mesure, en parfait contraste avec les journées sans répit. Il aime voir ce paysage défiler, quitter les immeubles et les pavillons de la région parisienne, traverser la Bourgogne avec ses châteaux perchés sur les collines, les champs verts sur lesquels des vaches paissent tranquillement, puis le Beaujolais, le contournement de Lyon, le couloir rhodanien qui mène vers le sud, paysages méditerranéens apparaissant au fur et à mesure, végétation et architecture qui changent, densité des couleurs comme résistant à la sécheresse de cette fin septembre.

Frédéric, attend ce sas de décompression. Consultant senior dans un grand cabinet d’audit, il partage son temps entre ses clients, généralement de grandes entreprises, son bureau marseillais posé dans le nouveau quartier d’affaires de la Joliette et son bureau parisien situé dans cette forêt minérale de gratte-ciels dénommée La Défense. Une vie que nous pourrions facilement qualifier de banale, une vie dense à étudier toutes les intentions d’achat ou de vente de ses clients. Il travaille dans le Département Fusac ou M&A (Merger and Acquisition en anglais, langue usuelle dans son activité) ; il y décortique les stratégies des entreprises, analyse les structures de bilan, valorise, rapproche, cherche les failles, exploite et structure des tonnes de données afin d’établir une politique d’attaque ou de défense et de conclure les négociations du bon côté. Il aime travailler dur, facilement soixante-dix – quatre-vingts heures par semaine au moment d’une transaction, côtoyer les dirigeants décideurs, ressentir la pression. Il se sent alors exister, développant un sentiment de toute puissance créée par sa forte influence sur un dossier.

Il se remémore à ce moment-là ses années d’enfance dans cette banlieue parisienne où il a grandi, dernier d’une fratrie de quatre enfants, des parents avec peu de moyens mais courageux ; les humiliations dans l’école privée qu’il avait pourtant réussi à intégrer, il n’était pas du même bord ; les commentaires hautains sur ses habits ; la honte de recevoir ses rares amis dans son modeste appartement. Constamment tiraillé entre l’amour qu’il porte à sa famille, l’image qu’il s’en fait, et celle du milieu qu’il côtoie désormais.

Pour se battre, sortir de sa condition, prouver aux autres ce dont il est capable, il a camouflé un manque de confiance en lui derrière des comportements très affirmés, sûrs, autoritaires, hautains. Sa vitesse de raisonnement accentue cette impression de supériorité qu’il dégage. Il en joue, « on ne peut pas laisser son destin dans les mains des autres, c’est moi ou eux », se répète-t-il en boucle. Il y a aussi cette question de l’intransigeance qu’on lui a souvent reprochée, jamais satisfait, souvent bougon, à voir d’abord et systématiquement ce qui ne marche pas, à ne pas être OK tout de suite, « c’est normal de vouloir tout le temps le meilleur » pense-t-il. Ses attitudes de combat cachent ses failles existantes. Toutes ses blessures ne se sont pas refermées ; cette lancinante remise en cause de ses capacités le mine et l’oblige à être encore plus fort face aux autres, même si cela lui demande beaucoup d’énergie. Son combat est interne, avec ses voix intérieures qui cherchent tout le temps à le rabaisser, il n’en n’a jamais parlé à personne, à quoi bon d’ailleurs, personne ne peut comprendre ce qu’il vit. Pourquoi montrer ses faiblesses à son entourage qui pourrait en profiter ? Il a appris à faire avec. Certains qualifieraient cette attitude de « mettre la poussière sous le tapis » ; dans son cas c’est une attitude de protection.

Il a mal vécu ce stage « Leader de demain » qu’il vient de suivre. Trois jours à se poser des questions, échanger avec des collègues, apprendre à être humble et briser ses certitudes tel que le préconisait Apolline la coach animatrice. « Quelle perte de temps ! Je réussis parce que je suis fort, parce que je retiens mes émotions ; je ne laisse pas la place aux doutes ; je ne montre pas ce que je ressens ; voilà pourquoi cela marche. Les personnes qui prétendent le contraire n’ont jamais été à ma place ou dans une place similaire. Tous mes collègues sont comme moi. Et cet exercice où nous devions dire pendant trois minutes du bien à son voisin, à la limite du ridicule, très difficile pour moi, même si j’ai apprécié ce que Kevin m’a dit « je n’aurais jamais imaginé qu’il pensait cela et qu’il était capable de me le dire ».
Ce sont toutes ces pensées qui accompagnent Frédéric dans l‘Uber qui l’amène à la gare. La circulation est dense en cette fin de journée sur les quais de Seine. « Pourquoi la Direction a-t-elle voulu organiser ce stage ? Quels messages s’y trouvent derrière ? Pourquoi d’autres participants se sont montrés intéressés ? – pour faire bien certainement ».

Il rentre dans le grand hall 1, près de l’horloge et passe sous le restaurant Le Train Bleu où il aime bien inviter des clients à déjeuner. Frédéric avance machinalement, le regard tourné vers lui-même. Il vérifie mécaniquement le quai de son train sur le grand panneau d’affichage – quai 15 –, traverse d’un pas alerte la longue Galerie des Fresques qui mène au hall 2, présente son code QR à la borne d’enregistrement qui lui rappelle ses numéros de voiture – 5 – et de siège – 28 -, s’apprête à monter dans la rame.

Il hésite, se rend compte que quelque chose d’inhabituel se passe ; une gêne l’envahit.

Il réalise brutalement qu’il est seul. La gare est déserte, sans bruit, une gare fantôme avec comme unique élément de vie, l’éclairage blanc des néons et des tableaux d’affichage. Il se retourne, revient en courant dans le hall central, personne, pas une âme qui vive.